14 février 2010

Nimbus / U.G.M.A.A.gers / Horace Tapscott by Alexandre Pierrepont




L’ARCHE DES MUSICIENS

NIMBUS WEST et les U.G.M.A.A.GERS
Article d’Alexandre Pierrepont publié dans ImproJazz, n° 83, en mars 2002


« Quand je donne à manger aux pauvres, on m’honore comme un Saint. Quand je demande pourquoi les pauvres n’ont rien à manger, on me taxe de communisme. »
Archevêque Helder Camara (Brésil)

On ne saura jamais au juste ce qu’il faut pour faire un homme intègre, un bougre d’homme, loin du grenouillage et des certificats de complaisance, un homme qui ne se croit ni en marge de l’actualité, ni au-dessus de la mêlée, mais cherche « la réalité rugueuse à étreindre ». Ces dernières années, tout a été entrepris pour nous prévenir contre les dangers qu’il y avait à soutenir une cause (l’embrigadement à coup sûr, avec ça l’aveuglement et, pire que tout : passer pour un raseur), surtout quand cette cause valait la peine d’être défendue, surtout quand elle offrait aux êtres l’opportunité de faire cause commune. On a tant dénoncé à tort et à travers le manque de discernement et dépensé d’énergie pour nous convaincre que le moteur de l’action était dans la délégation de pouvoir et un certain détachement démocrate, avec scepticisme de bon aloi, qu’une nouvelle race d’esprits indifférents ou poseurs a fait son apparition et redéfini l’esprit du temps, pour la plus grande satisfaction de ceux qui vaquent encore à nos affaires. Ni les uns ni les autres ne prendront goût à la démarche de Tom Albach, trop entière, trop motivée, trop pénétrée de son sujet. Et celui-ci peste volontiers contre la veulerie de cette époque, la comptabilité des uns et le pharisaïsme des autres, jusque dans ses notes ou ses citations de pochettes (dont celle reproduite en exergue). Il loue au contraire la moralité des musiciens parmi lesquels il vécut dans le Los Angeles de la fin des années 70 et du début des années 80, pour lesquels il se dévoua, produisant alors 28 disques qu’il réédite petit à petit en CD, agrémentés de nombreuses prises inédites. A l’époque, aucun de ces enregistrements ne trouva grâce devant ces Seigneuries du Los Angeles Times (dont l’auguste Leonard Feather, qui n’écrivait rien tant qu’on n’implorait pas son appui), et Tom Albach – que l’on devine aussi enthousiaste qu’intransigeant – ne manque jamais une occasion de les étriller, eux et leurs semblables, ni de comparer la culture de masse du modèle américain aux vomitoires de l’Empire Romain. Aucun de ces musiciens, hormis peut-être Horace Tapscott parce qu’il était déjà fiché et qu’il avait des allures de meneur de bande, voire Sabir Mateen depuis qu’il s’est installé à New York, ne figure aux palmarès de fin d’année des académies du jazz académique : que Jesse Sharps n’apparaisse pas dans les grands lignages de saxophonistes baryton établis par ces nobles institutions montre bien qu’elles ne sont bonnes qu’à être jetées bas. Dans certains cas, les noms même de ces hommes et de ces femmes paraissent avoir été rêvés. Qu’il y ait eu un saxophoniste alto et flûtiste que ses amis appelaient Dadisi Komolafe ou un percussionniste connu sous le doux nom de Daa’Oud Woods, voilà qui ne surprendra personne, ne dérangera personne, n’intéressera (presque) personne.

Et pourtant. Si nous ne voulons pas voir nos efforts pour défendre les musiciens vivants (en 2002, et vivants en 1949, vivants en 2051) à leur tour anéantis, avec pour seule consolation que nos humaines constructions sont bâties sur le sable, n’est-il pas temps de restaurer dans toute son ampleur l’action des hommes de cœur, d’ici ou d’ailleurs, d’aujourd’hui ou d’hier ? Et si la rupture est consommée entre les mondes où les êtres vivent et déploient leur musique, et la sphère commerciale, avec visa d’exploitation délivré par les grands médias, ne faut-il pas résolument se tourner vers d’autres formes d’organisations ? A l’archéologie du savoir, j’ajouterais bien la généalogie des passions ; et à ces sciences de l’Ymaginaire, j’ajouterais bien la vision des voyants.

Il faut dire que Tom Albach a su se rendre invisible. On perd et on retrouve sa trace, le domicile statutaire de sa petite entreprise passant de Las Vegas à Amsterdam, aujourd’hui Albuquerque au No
uveau Mexique, selon les aléas du métier, de la couverture sociale. Dix ans séparent ainsi le volume 8 des « Tapscott Sessions », publié tandis que Tom Albach vivait aux Pays-Bas, du volume 9 qui paraît aujourd’hui qu’il est de retour aux Etats-Unis. Et si la qualité des enregistrements peut, ici et là, laisser à désirer (on évitera de parler de transferts numérique et autres broutilles technologiques), sans doute y a-t-il à s’interroger sur les raisons économiques et sociales de l’inaccessibilité de meilleurs moyens de production. La musique est sauve, et c’est ce qui importe. Les noms rêvés des musiciens changent peut-être d’orthographe d’une pochette à l’autre. Sur « I Want Some Water » de Billie Harris, se baladent peut-être un solo de Tapscott, ainsi qu’un morceau du Pan Afrikan Peoples Arkestra tiré de la même séance qui a donné une partie de « Flight 17 »… La musique est sauve, et c’est ce qui importe.

La musique… En avant la musique. On est loin, très loin du compte et du West Coast. Oubliez le néo-bop et avant lui le hard-bop (s’il le faut, oubliez même le jazz). Oubliez avant et après. Imaginez ce que cette musique serait devenue si elle s’était développée à son rythme, sans tomber dans
le piège du « progrès » (du mieux-disant, du mieux-jouant, du mieux-mourant) et des « résistances au progrès » ; sans « révolutionnaires » pour hâter les choses parce que la pression des évènements était décidément trop forte, ou parce que notre société se tortille sur le mode de la surenchère permanente, et sans « conservateurs » pour prôner ensuite un juste retour aux sources. Cette musique serait aujourd’hui très proche de celle donnée alors en partage par les hommes et les femmes de Los Angeles. Si leur rapport au temps se manifeste par une flopée de reprises de créateurs dont la réputation n’était plus à faire dans les années 60, au moment au l’U.G.M.A.A. fut créé (au hasard de ces quelques disques : Duke Ellington et Billy Strayhorn, Thelonious Monk, Horace Silver, Benny Golson, Clifford Jordan, Mal Waldron, McCoy Tyner, John Coltrane…), les reprises ultérieures concernent toutes des compositions que se sont échangées les membres du collectif, prouvant ainsi qu’ils avaient réussi à instaurer et pérenniser leur propre extension d’une tradition commune. Avec ses musiciens météoriques (le pianiste Herbert Baker, mort à 17 ans, dont le Pan Afrikan Peoples Arkestra interprète deux morceaux ; la flûtiste Adele Sebastian, disparue à l’âge de 27 ans, à laquelle Horace Tapscott rend hommage en solo…) ; avec ses musiciens bateleurs comme le saxophoniste ténor et soprano Billie Harris ou le pianiste Kaeef Ruzadun, sa sœur la chanteuse B.J. Shaleethia Crowley et leur Creative Arts Ensemble ; avec la fougue de ses francs-joueurs qui ont en commun de faire entendre leur voix avec rage et allégresse.

Car le Pan Afrikan Peoples Arkestra, et en général toutes celles et ceux qui furent liés à l’Underground Musicians Association, fondée en 1961, vite devenue l’U.G.M.A.A. (Underground of God’s Musicians and Artists Ascension), n’intervenaient pas n’importe où. Devant l’hostilité du milieu ambiant des clubs et des salles de concert, ils portaient le message de la musique et de la vie créatives dans les longues maisons du peuple-panthère (au Malcolm X Center, sur Broadway) et dans les églises (notamment à la Immanuel United Church of Christ, qui se trouve à l’angle de la 85ème rue et de Holmes, et où certains prenaient leurs quartiers d’hiver), dans les écoles, les hôpitaux et dans la rue. Ils le faisaient monter des mêmes endroits, ripostaient avec les sons et les sens. Ces hommes et ces femmes, originaires pour la plupart de Watts et des quartiers noirs de Los Angeles, qui jouaient le plus souvent pour le seul plaisir de leurs gens, ne sont pas restés indifférents aux émeutes de 1965 ou de 1992. Quand les êtres se donnent les moyens de correspondre à leur environnement et à leurs utopies, et quand nous nous donnons les moyens de les apercevoir dans le fatras de l’actualité, la musique en retour donne l’éveil.

En avant la musique. Dans un premier temps, le curieux pourra toujours se reporter à la compilation « L.A.’s Unsung », qui lui permettra de goûter aux improvisations épicées de Jesse Sharps, Dadisi Komolafe ou Nate Morgan avec leurs propres groupes, et de sentir le vent tourner à l’écoute du nonnette de Roberto Miranda (contrebassiste qui aura joué avec tout ce que la Côte Ouest compte de musiciens à part : d’Arthur Blythe à Glenn Horiuchi et de John Carter et Bobby Bradford à James Newton…), où se profile une nouvelle génération d’improvisateurs à l’orée de leur carrière, tels Vinny Golia (au ténor !) et les frères Alex et Nels Cline. Sinon, Antonin Artaud, à distance, voudra bien nous servir de guide : « Il y a en outre le rythme large, concassé de la musique, une musique extrêmement appuyée, ânonnante et fragile, où l’on semble broyer les métaux les plus précieux, où se déchainent comme à l’état naturel des sources d’eau, des marches agrandies de kyrielles d’insectes à travers les plantes, où l’on croit voir capté le bruit même de la lumière, où les bruits des solitudes épaisses semblent se réduire en vols de cristaux, etc., etc. ».

« Le rythme large, concassé de la musique » et le déchainement « des sources d’eau, des marches agrandies de kyrielles d’insectes à travers les plantes, où l’on croit voir capté le bruit même de la lumière, où les bruits des solitudes épaisses semblent se réduire en vols de cristaux », ce serait cette folie des grandeurs libres, cette foultitude de flûte
s frétillantes et ces percussions qui bourgeonnent d’aise. Tous ces instruments subalternes se retrouvent au premier plan dans quasiment chaque formation issue de l’U.G.M.A.A., qu’elle qu’en soit la taille, Dadisi Komolafe et Billie Harris doublant souvent à la flûte, Kafi Larry Roberts, Adele sebastian et Aubrey Hart ventilant les touffeurs de l’Arkestra (jusqu’à 35 musiciens, danseurs, poètes, passants…). Ce dernier s’offre encore comme un présentoir à percussions incessantes : congas, bongos et marimbas entourent de tous leurs soins polyrythmiques et de leurs eaux bouillonnantes le ou les batteurs. Cette Afrike imaginaire, qui n’est pas sans rappeler les grands rassemblements musicaux organisés par Sun Ra, Randy Weston ou Pharoah Sanders, ou encore les transports de Papa Dee Allen et Charles Miller au sein de War dans les années 70, n’est ni géographique ni historique, ni terre à regagner ni identité à réintégrer, mais dimension parallèle et inaccessible aux wasps – Ymaginaire qui tend à devenir réel, cause commune.

Cette « musique extrêmement appuyée, ânonnante et fragile », ce serait celle de ces groupes où se propage et s’impose la modalité en ses fastes, tons vifs sur sons vifs, thèmes-riffs et mélodies réitératives vrillant l’espace du libre jeu, avec pianos perforateurs (Linda Hill, David Tillman, Bobby West, Kaeef Ruzadun et surtout Nate Morgan : soul brothers and sisters au beau fixe) et lignes de basse au crayon gras (au cours des fêtes bruyantes que donne le Pan Afrikan Peoples Arkestra, ce sont jusqu’à trois contrebasses et un violoncelle qui se nouent en rubans de cordes et de velours). Cette jubilation orchestrale à laquelle tout le monde participe, conjuguée à la prolifération des flûtes et des percussions, ressemble à une pratique quotidienne autant que cérémonielle : communicative et dansante, la musique doit s’emporter. Elle est l’arche d’alliance.

Cette musique « où l’on semble broyer les métaux les plus précieux », ce serait enfin celle des grandes roues d’instruments à vent où les voix des hommes et des femmes s’éclaircissent jusqu’à l’incandescence, et parfois passent outre les instruments (Adele Sebastian ou Billie Harris, Lorelei ou B.J. Shaleethia Crowley). La fusion des métaux est alors comparable à celle des saxophones et des cuivres dans la forge de l’orchestre. Tel solo de sax (Jesse Sharps, Jiggs Wilbert Helmsley) ou de trombone (Lester Robertson, George Bohannon), parfaitement calibré, retrouvant ses réflexes mélodico-harmoniques et ses douze poids douze mesures, s’inventera un cheminement dans la haute futaie des métaux en fusion et des percussions en ébullition. Ou, de frissonnements en tressaillements et embardées, il tombera dans la cuve.


« etc., etc. » : mais sans doute faut-il encore faire un sort particulier au Grand Ordonnateur, à l’Impérieux Inspirateur que fut Horace Tapscott, puisque, dans ses solos collectés d’année en année, au gré des situations les plus vraisemblables ou invraisemblables, dans l’armoire cosmique des scènes nationales, il tire son épingle du jeu de ses confrères gospelisants. Son langage toujours remarquablement articulé est d’une limpidité parfois insoutenable : le poli de chaque note est tel que la moindre accentuation révèle de lumineuses densités, que la moindre pointe de vitesse transforme le piano en rapace, avec ses lignes mélodiques rétractiles, qui rentrent et sortent férocement, qui font volte-face sur le clavier écarquillé. Enroulant ses dynamiques, il fait monter son piano-rapace comme une flèche, le fait descendre en piqué, partir en vol plané sur l’immense parvis de To The Great House, en trio avec Fred Hopkins et Ben Riley. Avec eux, il tire un trait d’union majestueux entre les villes du jazz (Los Angeles – Chicago pour l’ancien contrebassiste d’Henry Threadgill – New York pour l’ancien batteur de Monk) et entre quelques hauts représentants de ses soi-disant tendances antagoniques. Entre toutes, Tapscott aura passé sa vie à imprimer un mouvement hélicoïdal, à passer ce mouvement comme une flamme sur la terre mille fois retournée de l’Amérique.


Aujourd’hui, sans qu’on sache très bien ce que sont devenus les musiciens du Pan Afrikan Peoples Arkestra, des rappeurs poursuivent l’idéal de l’U.G.M.A.A., et Darryl Moore, alias JMD, le gendre d’Horace Tapscott, s’est même illustré dans des groupes comme Underground Railroad ou Freestyle Fellowship. Mais un producteur de la trempe de Tom Albach serait bien avisé de nous replonger dans la grande fraternité irrésistible de Los Angeles.




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